par fernando » 09 Jan 2024, 11:51
En Ouganda, le rêve des milliards du pétrole éclipse le climat
Reportage« Afrique : les nouveaux producteurs de pétrole » (1/4). Kampala mène un projet pétrolier très controversé, impliquant la construction du plus long oléoduc chauffé au monde. Mais ce pays pauvre, enclavé et peu émetteur, y voit un tournant à son destin.
Peut-on devenir un pays pétrolier en 2024 ? Pire, dans cinq ou dix ans ? En décembre 2023, l’année la plus chaude de l’histoire s’est achevée avec un consensus des gouvernements de la planète à « abandonner progressivement les énergies fossiles » lors de la COP28 de Dubaï. Et pourtant une dizaine de pays africains s’apprêtent à rejoindre le club des exportateurs de pétrole et de gaz parmi lesquels l’Ouganda, le Sénégal et le Niger.
En Ouganda, la comparaison avec la Norvège, ce lointain pays d’Europe, est sur toutes les lèvres des décideurs. Pas pour son froid polaire ou la beauté majestueuse de ses fjords mais pour sa gestion de la manne pétrolière : Oslo est souvent érigé en modèle pour avoir consacré ses revenus pétroliers à la diversification de son économie, garantissant ainsi sa richesse bien au-delà de l’or noir. Aujourd’hui, l’Etat nordique affiche le troisième PIB par habitant le plus élevé au monde (101 000 dollars, soit 91 500 euros).
Un rêve éveillé pour l’Ouganda, l’un des pays les plus pauvres de la planète (1 163 dollars de PIB par habitant), enclavé dans la très chaotique Afrique des Grands Lacs. Tenu d’une main de fer depuis 1986 par Yoweri Museveni, ce pays rural à la population extrêmement jeune (75 % de moins de 30 ans) souffre d’un criant déficit d’accès à l’éducation, à la santé ou encore à l’électricité, notamment dans les campagnes (moins de 36 %). Kampala s’affiche certes comme un hub dynamique, avec sa culture de la fête, ses embouteillages légendaires et ses bruyantes nuées de motos-taxis, mais l’économie y reste très informelle et violemment inégalitaire.
La découverte de gisements de pétrole à partir de 2006 autour du lac Albert, à l’ouest, a suscité de grands espoirs. Après plusieurs retards, le pays vise désormais pour 2025 l’exploitation d’environ 1,4 milliard de barils tirés de deux blocs : Tilenga, le plus grand, opéré par le français TotalEnergies, et Kingfisher, confié au chinois Cnooc.
Une « bombe climatique »
Le projet suscite aussi d’immenses critiques, bien au-delà de ses frontières. Environ un tiers des puits de Tilenga sont en train d’être creusés dans les Murchison Falls, un parc national abritant lions, éléphants, léopards et de multiples espèces d’oiseaux. Kingfisher, lui, va extraire le pétrole des eaux du lac Albert, dont vivent des communautés de pêcheurs. Sans compter que tous ces barils, ou presque, seront exportés via un oléoduc géant traversant l’Ouganda, puis la Tanzanie, sur près de 1 500 kilomètres jusqu’au port de Tanga.
L’East Africa Crude Oil Pipeline (Eacop) devra non seulement être chauffé pour liquéfier ce brut visqueux, mais sa construction nécessite le déplacement de plus de 100 000 personnes, sur fond de pressions dénoncées notamment par Human Rights Watch. A Paris ou Londres, des manifestations ont été organisées contre cette « bombe climatique » et des recours judiciaires ont été lancés, tandis qu’à Strasbourg le Parlement européen a appelé à son abandon.
« Insupportables. Ils sont tellement superficiels, tellement égocentriques, tellement dans le faux, alors qu’ils croient tout savoir », a rétorqué M. Museveni depuis Kampala, où l’on fait aussi du pétrole un enjeu de souveraineté. Dans les confortables bureaux de la capitale, avec leurs gros fauteuils de cuir et leur immanquable portrait du vieil autocrate, les officiels voient passer avec perplexité ces images d’activistes portant d’inquiétants masques noirs barrés du logo de Total, venues de pays non seulement grands consommateurs d’hydrocarbures, mais aussi anciennes puissances coloniales.
« Il y a là un peu d’injustice », lâche avec un sourire affable Honey Malinga, directeur du département pétrole au ministère de l’énergie, installé dans un bâtiment flambant neuf à la clinquante façade de verre. « Avant, la région du lac Albert n’avait même pas de routes. Aujourd’hui, il y a des villes. Le pétrole changera beaucoup de choses », dit-il, insistant sur l’impact local comme national.
« Entre 60 % et 80 % » des profits pour l’Etat
Qu’espère exactement gagner le gouvernement ? Le chiffre de 1 milliard à 2 milliards de dollars de revenus annuels, en prenant l’hypothèse d’un baril à 60 dollars, est évoqué − un ordre de grandeur en accord avec une étude de chercheurs d’Oxford de 2020. Selon celle-ci, la majorité proviendra des profits sur les ventes (57 %), loin devant les royalties versées par les compagnies (19 %) et l’impôt sur les sociétés (15 %). Au final, affirme M. Malinga « entre 60 % et 80 % » des profits totaux doivent revenir à l’Etat : « La fourchette est assez bonne. C’est assez en faveur du gouvernement. »
Comment cette manne va-t-elle être distribuée ? Dans le dédale de couloirs et de bureaux du ministère des finances, une haute tour du cœur de Kampala, Sam Mugume Koojo, un jeune économiste à la carrure imposante, s’est équipé d’une série de graphiques pour nous rencontrer. Pour commencer, insiste le fonctionnaire du département de politique macroéconomique, le gouvernement a pris soin de s’inspirer des bons exemples… comme la Norvège, qui l’a conseillé dans son projet pétrolier. « Si nous suivons le plan, le pétrole va tous nous étreindre », promet-il.
Sur le modèle norvégien donc, cet argent viendra alimenter un fonds du pétrole. Deux options s’offrent ensuite. La première : en verser une partie directement au budget de l’Etat. Mais « sur approbation du Parlement » et « dans la limite de 0,8 % du PIB de l’année précédente, afin de ne pas créer de choc dans l’économie », affirme-t-il, en griffonnant sur ses graphiques.
De plus, cet argent ne peut aller aux dépenses courantes mais uniquement « aux infrastructures, à l’agriculture, au tourisme, afin que les autres secteurs se développent et que nous ne souffrions pas de la maladie hollandaise », ajoute-t-il, à propos de cet effet pervers bien connu des ressources naturelles, qui tendent à tuer le reste de l’économie.
Deuxième option : alimenter un fonds souverain, présenté comme la pierre angulaire du projet ougandais, car conçu pour continuer à générer des revenus même après la fin de la production pétrolière, au bout d’une trentaine d’années.
Des efforts environnementaux consentis
Enfin, au-delà des seuls revenus, Yoweri Museveni défend envers et contre tout − notamment l’avis des pétroliers − un pan du projet qui marquera selon lui un tournant pour son pays : une raffinerie. Celle-ci porte la promesse d’augmenter la valeur ajoutée du brut ougandais en produisant sur place du carburant mais aussi d’autres produits dérivés. « La raffinerie est cruciale pour le pays et pour notre agenda d’industrialisation. Nous avons structuré tout un parc industriel autour, avec de la pétrochimie, des engrais, etc. L’idée est (…) d’améliorer notre balance commerciale et notre balance des paiements », détaille avec conviction Peter Muliisa, le directeur des affaires légales de l’UNOC, la compagnie pétrolière nationale.
Ce juriste évoque volontiers les efforts environnementaux consentis au projet, dans un pays où les émissions par personne ne dépassent pas 0,1 tonne d’équivalent CO2 par an (contre environ 9 tonnes en France) : des centrales solaires pour chauffer l’essentiel de l’Eacop ; une substitution du bois de chauffage − qui joue un rôle majeur dans la déforestation − par du gaz de pétrole liquéfié ; une faible émission par baril au total, elle-même compensée par des campagnes de replantation d’arbres…
L’enjeu de la bonne gouvernance
Tout est beau sur le papier, note Oxford dans son étude, jugeant que le gouvernement a fait en amont « du bon travail ». « Comparé à d’autres producteurs africains de pétrole, comme le Ghana, qui s’est précipité en seulement deux ans entre la découverte et la production, l’Ouganda prend son temps pour se préparer à l’arrivée de ces revenus », ajoute l’université britannique, pointant cependant nombre d’écueils, à commencer par l’enjeu de la bonne gouvernance.
Or, l’Ouganda ne brille pas particulièrement en ce domaine. Le pays se classe 142e sur 180 dans le classement Transparency International sur la corruption 2022. « A l’image de ce qu’on a pu voir dans d’autres secteurs, on ne peut pas s’attendre à ce que la gestion des ressources pétrolières soit extrêmement bonne », euphémise un diplomate en poste à Kampala, évoquant, en matière de probité dans la gestion de la manne pétrolière, un éventail de producteurs allant de l’exemplaire Norvège au dramatique Soudan du Sud : « Il est probable que les dirigeants ougandais soient plutôt enclins à tendre vers le Soudan du Sud. »
Des signaux se font jour. Le gouvernement s’enorgueillit d’avoir souscrit à l’initiative EITI sur la transparence des industries extractives, mais, sur le site de celle-ci, les données et textes fournis par l’Ouganda restent parcellaires. Les contrats de production n’ont pas été rendus publics dans leur intégralité. Peu de détails ont jusqu’ici filtré sur le fonctionnement du crucial fonds souverain. Enfin, que sont devenus les premiers revenus du prépétrole ? Ces 1,3 milliard de dollars, dûment fléchés vers le fonds du pétrole, ont été ensuite dépensés sans trop d’explications, déplore Fred Muhumuza, professeur d’économie à la prestigieuse université Makerere. « C’est comme manger la graine que vous êtes censé planter. Maintenant, nous avons besoin de cet argent et nous ne l’avons pas », s’agace-t-il.
Une dette à rembourser
Le financement d’une partie du projet reste en effet encore en suspens. S’agissant de la raffinerie, l’Etat n’a pas encore trouvé d’investisseurs, après l’échec en juin d’un consortium initialement choisi pour cet ouvrage à 4,5 milliards de dollars, peu compétitif selon beaucoup d’experts. Quant à l’Eacop, dont les parts sont majoritairement détenues par Total, il reste encore, malgré le début des travaux, à boucler les 60 % d’emprunts nécessaires à cet investissement de 4 milliards de dollars. De grandes banques et sociétés d’assurance ont décliné, mais des négociations seraient en cours avec des prêteurs chinois, selon l’agence AP.
Par ailleurs, des interrogations subsistent quant aux revenus espérés. L’évolution des cours et de la demande, alors que le monde entend s’éloigner du fossile, ruineront-ils la rentabilité du projet ? En 2020, avant la guerre en Ukraine, une étude du centre de recherche américain Climate Policy Initiative évoquait une chute de 70 % de la valeur du brut ougandais depuis les premiers investissements en 2013. Quid des retards répétés de mise en production ? Fred Muhumuza, qui ne croit pas à une véritable exploitation avant 2030, note que l’Etat a tablé sur ses futurs bénéfices pour financer des infrastructures, en contractant une dette qu’il faut maintenant rembourser.
Dans sa tour du ministère des finances, Sam Mugume Koojo est tout à fait conscient de ces difficultés, tout comme de la mauvaise presse. Mais « quand vous avez un don de Dieu qui peut amener le développement, la croissance, vous ne pouvez pas évoquer ça, personne n’entendra ».
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